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Entretien avec Nathalie Chalard, journaliste en recherche d'emploi

 Je n'ai pas perdu mon emploi, on m'en a privée

En découvrant ces mots de la journaliste Nathalie Chalard, au détour d'un thread sur Twitter que prolongeait un article, nous avons été frappés par la justesse de son propos mais aussi par la franchise dont elle faisait preuve. Son témoignage nous a semblé intéressant car elle aborde ce sujet sans en édulcorer les aspects sombres. Elle a accepté de répondre à nos questions.

Vous évoquez la violence de cette période de chômage que vous vivez après 30 années passées à exercer votre métier de journaliste. Il y a la violence qui s'exerce durant la recherche d'emploi, mais d'abord en premier lieu celle qui s'abat sur vous lorsqu'on « vous prive de votre emploi ». Que pouvez-vous conseiller aux personnes qui vivent une situation similaire ?

Vous commencez par une question à laquelle il m'est sans doute le plus difficile de répondre parce que c'est une expérience qui, à chaque fois, est personnelle. Elle touche chaque personne privée d'emploi au plus intime de ce qui structure sa place dans la société. Être privé d'emploi, même si dans mon cas l'issue était plus que probable, c'est une effraction d'une grande violence dans votre vie. On perd des repères parmi les plus essentiels de notre quotidien et, avant tout, le rythme qui cadence nos journées, les collègues, les échanges que l'on avait avec eux pour un projet ou autour de la machine à café... Tout ce qui constitue une grande part de notre sociabilité. Alors que faire ?

De mon côté, en amont des démarches administratives à accomplir et du premier rendez-vous à Pôle Emploi, je me suis lancée dans une recherche très active d'un nouveau poste via les réseaux sociaux spécialisés, envoyé des candidatures spontanées et créé un blog d'information parce que suivre l'actualité et transmettre les infos, c'est une passion, mais aussi, j'en ai pris conscience rapidement, c'était une façon de continuer à « exister » dans ma profession, mes compétences, mes savoirs-faire. Une sorte de leurre en fait.

Et puis à un moment donné, minée par la fatigue et des migraines à répétition, j'ai cessé de courir comme un canard sans tête parce que mon corps me lançait des signaux d'alarme. Je me suis rendue compte que je n'avais pas pris le temps d'amortir les chocs successifs depuis la période de cession du magazine dans lequel je travaillais depuis plus de dix-huit ans jusqu'au licenciement. J'étais comme seule au milieu d'un champ de ruines avec tout à reconstruire, une fois encore puisque j'avais déjà connu le chômage lorsque j'avais 35 ans. Au début, on reçoit des soutiens et puis, peu à peu, on a beau tourner la tête à droite et à gauche... il n'y a plus grand monde. Et, si j'ose dire, c'est normal, comment en vouloir à ces personnes qui, elles aussi, se heurtent à l'âpreté du quotidien. La vie n'est pas toujours facile non plus pour les salariés.

Alors quels conseils donner ? Le premier, ne pas se sentir coupable d'être licencié, mais ne pas sombrer non plus dans une sorte de victimisation permanente. Se sentir victime, c'est normal, mais il ne faut pas que ce sentiment prenne le dessus. On peut alors aller chercher de l'aide, aller parler... Personnellement, ce sont deux agents du Pôle Emploi qui ont souhaité, avant tout autre chose, que je leur parle de ce que j'avais vécu. J'ai eu de la chance je crois, car tous n'ont pas la possibilité d'être aussi disponibles. Mais j'avoue aussi humblement que je ne suis pas en très grande forme. Cela prend du temps, celui de faire un véritable travail de deuil. Je conseillerais aussi le livre de Luc Biecq, Guide d'autodéfense du licencié, de la déflagration à la reconstruction - Robert Laffont, qui décrit très bien tout ce processus et propose quelques pistes pour ne pas sombrer.

Vous insistez sur le fait que vous voulez retrouver un emploi salarié. Pensez-vous que l'on encourage l'auto-entreprenariat pour faire sortir des personnes des chiffres du chômage sans que ce soit viable pour elles ?

L'auto-entreprenariat, c'est la première chose que l'on m'a proposée lors du premier entretien d'embauche que j'avais décroché. Le recruteur, titulaire d'une carte de presse, cherchait quelqu'un pour assurer un poste de rédacteur en chef de son magazine. L'entretien s'est fort bien passé, il était emballé par mon profil, mais au moment où nous avons parlé contrat de travail et rémunération, ce fut le choc. « Nous n'embauchons pas en CDD ou CDI, nous prenons seulement des personnes qui acceptent de devenir auto-entrepreneurs. C'est avantageux pour nous, mais pour vous aussi car vous pourrez vous faire un bon salaire si ça marche bien ». Je vous assure que je n'en ai pas cru mes oreilles, même si je savais que cela se développait de plus en plus dans ma profession.

Est-ce pour autant un moyen de faire sortir les demandeurs d'emplois des chiffres du chômage ? Il y a sans doute une part de vrai. On nous a présenté ce dispositif comme simple et prometteur, mais combien de ceux qui ont tenté l'expérience sombrent faute de connaissances suffisantes et de moyens financiers pour mener à bien leur projet. Une analyse publiée dans Insee Première (n°166, septembre 2017) montre d'ailleurs que sur les auto-entrepreneurs enregistrés en 2010, moins d'un quart sont encore actifs et que leurs revenus baissent. De quoi réfléchir. Quelques structures coopératives d'activité ont d'ailleurs vu le jour face à cette problématique et donnent aux porteurs de projet un statut d'entrepreneur-salarié en CDI. Ces coopératives sont précieuses mais elles sont aussi révélatrices des difficultés auxquelles sont confrontés les auto-entrepreneurs qui sont, pour la plupart, des travailleurs précaires.

Dans votre thread, vous faites allusion à des remarques blessantes entendues lors d'entretiens. Comment expliquez-vous le fait que certains recruteurs soient totalement décomplexés lorsqu'il s'agit de vous reprocher votre âge ? N'ont-ils pas conscience qu'il s'agit d'une discrimination ?

Décomplexés, certains le sont à un point que vous n'imaginez pas ! Cette décomplexion est l'une des composantes des violences auxquelles sont confrontés les salariés et donc, en conséquence les privés d'emploi. Il suffit de se pencher sur les modes de management de certaines entreprises qui changent comme les collections des couturiers ! On applique des méthodes, mais on ne prend même pas le temps de discuter avec les salariés sur ce qui pourrait être amélioré dans l'entreprise. On applique un mode d'emploi et si ça ne fonctionne pas, les conséquences peuvent être terribles, je pense notamment au procès France Télécom qui a mis en exergue ce genre de pratiques.

Pour en revenir à votre question sur la conscience que les recruteurs ont de la « discrimination » qu'ils pratiquent, on sait très bien que celle-ci est souvent insidieuse, moins frontale que celle que j'ai subie. Mais je crois également que certains ne s'en rendent même plus compte et c'est un constat terrible. Oui, j'aurais pu dénoncer cette discrimination, j'aurais dû. Mais vous savez, quand on est à la recherche d'un emploi, que l'âge va poser problème, on n'a souvent pas le temps ni la force de s'arrêter pour livrer bataille. On passe à autre chose et on laisse passer ce qui est inacceptable.

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Les jeunes diplômés se plaignent de n'être pas pris au sérieux et les seniors d'être considérés comme trop coûteux. Entre le moment où l'on peine à s'insérer et celui où l'on est considéré comme trop vieux, la période d'employabilité se réduirait donc de plus en plus. Comment changer les mentalités ?

On constate souvent qu'il y a une mise en opposition des deux, les jeunes et les seniors. On ne compte plus les « offres d'emploi » qui se révèlent être en fait des « offres de stage » destinées aux jeunes diplômés. Quand on les observe de plus près, on constate qu'il s'agit en réalité de vrais postes de travail qui devraient faire l'objet de contrats de travail en bonne et due forme. Certes, il faut des stages pour faire ses premiers pas dans une entreprise, mais lorsque je regarde de jeunes diplômés autour de moi, certains « très diplômés », je ne peux m'empêcher de penser qu'il existe une sorte de gâchis de ces élites formées et qui bien souvent, ont effectué des stages durant leurs études. Si j'étais, cynique, et je le suis forcément un peu, je dirais qu'un jeune stagiaire coûte moins cher à un employeur. Inversement, les seniors savent très qu'ils vont avoir du mal à trouver du travail parce qu'eux coûtent trop cher. Leurs compétences et leurs savoir-faire ont un prix que les entreprises ne sont pas prêtes à payer... Et pourtant comme l'expliquait un article récent, « en entreprise, les seniors sont plus rentables que les jeunes ». Cependant, je suis contre cette opposition entre les jeunes et les seniors. Je préfère, et de loin, parler de complémentarité. Dans mes rêves les plus fous, j'aimerais que l'on parvienne à une sorte de « compagnonnage » entre les deux, où la transmission des savoirs permettrait aux plus jeunes d'entrer plus simplement dans l'entreprise et aux seniors de préparer leur sortie dignement, enfin plus dignement que ce qu'on leur impose aujourd'hui. Mais il s'agirait d'impulser une véritable révolution des gestions des ressources humaines et je suis, sans doute, trop idéaliste...

On a l'impression qu'il est attendu des personnes en recherche d'emploi de tenir un discours toujours positif. Qu'est-ce qui a déclenché chez vous l'envie de dire les choses avec franchise et de ne plus vous taire sur le sentiment d'injustice et d'exclusion que vous ressentez ?

Il est surtout demandé aux personnes en recherche d'emploi de faire profil bas et ce qui a déclenché ma colère c'est une accumulation de petites phrases lâchées par des politiques laissant entendre que les chômeurs ne faisaient pas assez d'efforts pour retrouver un emploi. Une assertion qui me hérissait déjà lorsque j'étais salariée. La pire d'entre elles étant « il faut remettre les chômeurs au travail » ressassée sans relâche sur les plateaux de télévision. Et je ne parle même pas de celle préconisant de traverser la rue pour trouver un travail ! Le jour où j'ai rédigé mon thread, la cerise sur le gâteau fut l'idée, pas très nouvelle, d'obliger les chômeurs à faire des heures de bénévolat parce qu'ils avaient des droits, mais aussi des devoirs. Cette culpabilisation permanente des chômeurs est difficile à vivre, surtout lorsqu'elle émane de personnes qui ne savent pas exactement de quoi elles parlent. En fait, je ne décolère pas car le discours ne bouge pas d'un iota et les petites phrases assassines ne sont jamais contredites. Vous savez, entendre répéter que les chômeurs sont des « assistés » peut me rendre véhémente ! Mais bon sang ! On ne leur fait pas la charité ! Ils ont cotisé pour obtenir leurs indemnités.

Étant vous-même journaliste, comment jugez-vous la façon dont les médias traitent le sujet du chômage ?

C'est aussi ce qui a alimenté ma colère. Combien de journalistes se penchent en profondeur sur le sujet à part quelques-uns de la presse écrite où le temps long permet une meilleure approche ? Et encore, on parle chiffres, statistiques mais peu des femmes et des hommes qui vivent le chômage au quotidien, des répercussions que cela a sur leur vie, leur santé... Quant aux émissions d'information télévisées, on se contente de punchlines, de reprises d'éléments de langage et souvent de façon univoque. Et puis il y a tous ceux que j'appelle les « experts de l'expertise », capables de passer d'un sujet à un autre, l'un qu'ils connaissent l'autre pas du tout, mais pour lesquels ils n'hésitent pas à asséner des affirmations que personne sur le plateau ne remet en cause. On navigue dans une sorte « d'à peu près » insupportable. Je pense ne pas être la seule pour qui certains propos résonnent comme des sentences ou des jugements et ça fait mal, très mal. Malgré tout ce que je viens de dire, je ne me résous pas à condamner mes confrères en bloc car ils sont eux mêmes victimes de conditions de travail de plus en plus difficiles et leur précarisation est une réalité, notamment pour les jeunes qui entrent dans le métier.

Lorsque vous aurez retrouvé un emploi, en quoi cette expérience vous aura transformée ?

Retrouverai-je un emploi dans mon secteur ? Je le souhaite réellement, mais j'en doute et je dois me réinventer un avenir professionnel. Ce qui n'est pas évident. Transformée, je l'avais déjà été lors de mon premier licenciement, tout aussi rude que celui-ci. Mon empathie pour les personnes en difficulté n'a fait que croître, mais j'ai également appris, même si c'est encore difficile, à mettre loin de moi ce sentiment de culpabilité qui survient lorsque l'on est privé d'emploi. Si je pense à moi lorsque je cherche un emploi, je pense également à l'aide que mon expérience pourrait apporter à d'autres. J'en ai d'ailleurs récemment parlé avec mon conseiller Pôle Emploi qui ne semblait pas plus étonné que cela de cette nouvelle voie professionnelle que j'explore.
Mais vous savez, psychologiquement je suis encore en convalescence. J'espère reprendre de vraies forces rapidement et pour une longue durée. La bataille continue !

Propos recueillis par Sylvaine Garderet le 16 septembre 2019